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On lit souvent sur le web cette réflexion :
Lorsque vous mélangez un jeu de 52 cartes, l’ordre des cartes que vous obtenez n’est très probablement jamais apparu dans toute l’histoire de l’humanité ! En effet, un jeu de 52 cartes peut se mélanger de \(8.06 \times 10^{67}\) manières différentes, soit un nombre à 68 chiffres !
Rappelons déjà qu’il y a \(52 \times 51\times 50\times 49\times 48\times ... \times 3\times 2\times 1\) possibilités d’arranger un jeu de 52 cartes, ce que l’on note \(52!\) et qu’on appelle « factorielle 52 ». Ce nombre est énorme. En effet, \(52! \approx 8,065618 \times 10^{67}\), soit environ 81 mille milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de milliards de milliards.
Dans le texte ci-dessus, ce qui est décrit ici est plutôt la probabilité d’obtenir exactement un arrangement spécifique parmi les \(52!\) possibilités d’arrangements. Autrement dit, si avant de mélanger mes 52 cartes, je choisis l’un des arrangements parmi les \(52!\) possibles, la probabilité que l’arrangement que j’obtienne en mélangeant les cartes soit celui que j’avais choisi auparavant est : \( \frac{1}{52!}\), soit environ \(1,23980 \times 10^{-68}\).
Or, ce qui semble intéresser l’auteur de la question, c’est plutôt la probabilité qu’en mélangeant mes 52 cartes, j’obtienne l’un des mélanges déjà obtenus par l’humanité ?
Cette question est bien plus complexe, car comment estimer le nombre d’arrangements obtenus par l’humanité ? Tentons-nous à un rapide calcul bien approximatif.
Supposons que les jeux de 52 cartes soient démocratisés depuis l’amélioration de l’imprimerie par Gutenberg au XVe siècle. De 1500 à 2020, il s’est écoulé 521 années. D’après Wikipédia (qui cite des estimations basées sur la synthèse du Bureau du recensement des États-Unis pour la période allant de jusqu’à 1940 et pour les années antérieures sur les données de l’ONU et les études de Gregory Cochran basées sur l’ADN mitochondrial) voici les nombres qu’on pourrait utiliser :
Année |
Population mondiale |
Année |
Population mondiale |
1250 |
400 à 416 millions |
1960 |
3 034 950 |
1500 |
425 à 540 millions |
1965 |
3 339 584 |
1700 |
600 à 679 millions |
1970 |
3 700 437 |
1750 |
629 à 691 millions |
1975 |
4 079 480 |
1800 |
0,813 à 1,125 milliard |
1980 |
4 458 003 |
1850 |
1,128 à 1,402 milliard |
1985 |
4 870 922 |
1900 |
1,550 à 1,762 milliard |
1990 |
5 327 231 |
1910 |
1,750 milliard |
1995 |
5 744 213 |
1920 |
1,860 milliard |
2000 |
6 143 494 |
1930 |
2,07 milliards |
2005 |
6 541 907 |
1940 |
2,3 milliards |
2010 |
6 956 824 |
1950 |
2 536 431 |
2015 |
7 379 797 |
1955 |
2 773 020 |
2020 |
7 794 799 |
Prenons les valeurs supérieures de chaque ligne en les appliquant à chaque année de la période, et supposons que, chaque année, 1% de la population mondiale ait joué une fois à un jeu de 52 cartes, en procédant au mélange aléatoire des 52 cartes.
On arrive alors à 7 424 962 640 mélanges entre les années 1500 et 2020.
En supposant que ces mélanges soient tous différents (ce qui, contrairement à notre intuition, est extrêmement probable en supposant des mélanges aléatoires : voir ci-dessous), la probabilité d’obtenir un mélange identique à l’un de ceux déjà obtenus serait :
\[\frac{7 424 962 640}{52!} \approx \frac{7 424 962 640}{8,065818 \times 10^{67}} \approx 0,920547 \times 10^{-58}.\]
Cela corrobore la phrase du débat : « Lorsque vous mélangez un jeu de 52 cartes, l’ordre des cartes que vous obtenez n’est très probablement jamais apparu dans toute l’histoire de l’humanité. »
Ceci dit, en comparant cela avec le \(\frac{1}{52!}\) du début de l’article :
\[\frac{7 424 962 640}{52!} \div \frac{1}{52!} = 7 424 962 640.\]
Autrement dit, même en supposant que 1% de la population joue aux cartes une fois chaque année uniquement depuis l’an 1500, la probabilité d’obtenir un mélange identique à l’un de ceux déjà obtenus est plus de 7 milliards de fois plus grande que celle mentionnée au début de l’article comme argument justificatif de « Lorsque vous mélangez un jeu de 52 cartes, l’ordre des cartes que vous obtenez n’est très probablement jamais apparu dans toute l’histoire de l’humanité. »
Remarque : d’après ce qu’on appelle « l’attaque des anniversaires », en choisissant \(7 424 962 640\) mélanges « au hasard » parmi les \(52!\) mélanges possibles, la probabilité d’obtenir au moins deux mélanges identiques est égale à : \[1- \left( 1-\frac{1}{52!} \right) \left(1-\frac{2}{52!} \right) ... \left(1-\frac{7 424 962 639}{52!} \right)\]
Mais tout mathématicien sait que \(1 + x \approx \text{e}^x\) lorsque \(x\) est assez proche de 0. Et ici, les termes \(\frac{1}{52!}\), \(\frac{2}{52!}\), … ,\(\frac{7 424 962 639}{52!}\) sont tous proches de 0 (inférieurs à \(10^{-58}\)). Par conséquent, on peut s’autoriser à approcher la formule ci-dessus par :
\[1-\prod\limits_{k=1}^{7 424 962 639} \text{e}^{-\frac{k}{52!}}.\]
Puisque l’exponentielle « transforme les produits en sommes », ceci est égal à :
\(\large 1- \text{e}^{\sum\limits_{k=1}^{7 424 962 639} -\frac{k}{52!}}\)
\(\large = 1- \text{e}^{-\frac{k}{52!} \sum\limits_{k=1}^{7 424 962 639}}\)
\(\large = 1- \text{e}^{-\frac{k}{52!} \times \frac{7 424 962 639 \times 7 424 962 640}{2}}\)
\(\approx 1-\text{e}^{-3,417513 \times 10^{-49}}\)
\(\approx 0.\)
Ce qui justifie que la probabilité que « les 7 424 962 639 mélanges réalisés entre les années 1500 et 2020 sont tous différents » est proche de 1.