Pour la première fois depuis 11 ans que j’enseigne, je serai en grève ce jeudi 5 décembre.
Je rappelle que, bien sûr, en agissant ainsi, je perds 1/30ème de mon salaire, y compris de ma prime ISOE (Indemnité de Suivi et d’Orientation des Élèves).

L’objectif d’une grève est de montrer un mécontentement, mais aussi de prouver qu’en mon absence l’établissement ne fonctionne pas normalement.
Animé par un souci de cohérence mais aussi une colère qui s’accentue année après année, c’est donc le cœur lourd que je ne serai ni en classe ni présent aux conseils de classes de mes deux Terminales ce soir-là.
J’aime mes élèves, je souhaite ardemment leur réussite et c’est aussi pourquoi je fais grève. Être présent à ces conseils de classes, ce serait faire comme si de rien n’était, tout en rendant service à ceux qui créent ma colère : ne pas être payé et travailler tout de même, pour que le système perdure, n’est pas acceptable.

Tant de fois j'ai hésité à faire grève, toujours avec de bonnes raisons, toujours à faire passer le bien de mes élèves avant le reste : sauf que le bien de mes élèves est lié au mien, et participer en étant gréviste n’est pas rendre service à la cause que je défends. Il y aura toujours une raison de ne pas faire grève ou de la faire en continuant tout de même à faire mon travail, pour la bonne cause…
Enfin, assister à ces conseils alors que je suis en grève serait dangereux : je ne serais pas couvert en cas d’accident au lycée ou sur le trajet domicile-établissement.

 

Venons-en au fond du problème. Les raisons sont nombreuses de manifester :

 

LA RETRAITE

 

Enseignant dans le privé, je n’ai aucun régime spécial de retraite, et pourtant la réforme à venir entraînera - si l'on se base sur le rapport Delevoye de juillet 2019 que le gouvernement a demandé - une baisse des pensions de 20 % à 30 % pour les enseignants du privé sous contrat, soit de -300 € à -800 € par mois selon les parcours de carrière !
Contrairement à ce que nos ministres répètent sur tous les médias, cette réforme ne concerne pas les régimes spéciaux (environ 3 % des salariés) mais bien l’ensemble des salariés !
Pourtant, des solutions existent : le Conseil d’Orientation des Retraites propose d’augmenter le taux de cotisation sur le salaire brut de 0,25 %, soit d’environ 5 €, pour maintenir le même niveau de retraites qu’actuellement. Et c’est sans compter les près de 150 milliards des différents « fonds de réserve » existants (35 milliards pour la caisse de l’assurance maladie auxquels il faut ajouter les fonds de réserve des caisses de retraite complémentaires, près de 116 milliards d’euros d’après l’estimation du président du Conseil d’Orientation des Retraites)… Petit rappel de chiffre : la France a dépensé plus de 100 milliards d’euros en 5 ans pour financer le CICE, sans aucune contrepartie de création d’emplois : la plupart de ces milliards est allée dans les poches de Total, Michelin, Carrefour ou Air France, puisque les plus grosses entreprises ont capté près de la moitié du CICE.
En 2008, c’était avec 40 milliards d’euros de nos impôts que l’État a recapitalisé les banques privées.

Le système à point voulu par le gouvernement n’est pas souhaitable : la valeur du point sera déterminée seulement au moment du départ à la retraite, permettant aux gouvernements de baisser ou geler cette valeur quand ils le souhaitent…
La Suède à mis cela en place : en 19 ans, la pension des Suédois est passée de 60 % de leur salaire de fin de carrière à 53 %.

L’espérance de vie en bonne santé est, en France, de 63 ans pour les hommes, 64 pour les femmes.
Et je devrais partir à la retraite à 67 ans ? Sans parler du fait que je ne me vois pas être très efficace devant mes élèves à cet âge-là !
Quand on sait qu’il y a des millions de chômeurs et que nos jeunes ont un mal fou à trouver un travail, me demander de travailler plus longtemps est une hérésie !

 

LA RÉFORME DU LYCÉE

 

Depuis septembre 2018, le ministre de l’Éducation Nationale, J.-M. Blanquer, est très occupé à courir les plateaux de télé et de radios pour nous expliquer que la réforme du lycée se passe bien : c’est faux ! Les critiques sont nombreuses, je vous invite à faire vos recherches, mais personne n'écoute les enseignants.
Par exemple, de nombreux collègues ont refusé l’année dernière d’assister aux réunions pédagogiques des inspecteurs sur la réforme du lycée : boycott non médiatisé. Les recteurs ont pourtant reçu de nombreux courriers.

On nous avait bien consulté officiellement en décembre 2018, avec des questions très orientées sur les programmes scolaires, mais deux semaines après cette « consultation » et les très nombreuses critiques du corps enseignant, la réforme était validée et actée, sans aucun changement !

Tout n’est pas à jeter dans cette réforme, mais plusieurs points sont inacceptables :

– les professionnels que nous sommes apprenons les éléments de la réforme dans les médias, en même temps que le grand public, sans détails particuliers alors que les questions des parents sont nombreuses : comment expliquer ce que nous ne savons pas ?!

– la situation en mathématiques n’est pas possible : plus aucun cours de mathématiques dans le tronc commun dès la Première générale. Et une seule spécialité possible, dont le programme est équivalent à l’actuel de la série Scientifique : que fait-on des élèves qui, jusqu’à maintenant, suivaient des cours de mathématiques accessibles en série ES, adaptés à leurs futures études (pas de géométrie, apprentissage de techniques évitant l’abstraction, etc.) ? Eh bien ils doivent suivre les cours adaptés aux scientifiques ! Soit les élèves ne comprendront pas grand-chose, soit le niveau général va automatiquement baisser, nivelé par le bas.
Cela me rappelle le collège unique, les mêmes causes produisant les mêmes effets.

– les spécialités varient d’un lycée à l’autre : les petites structures n’ont pas les dotations horaires pour ouvrir dans de bonnes conditions toutes les spécialités souhaitées par les élèves.
Sur le papier, les élèves peuvent choisir trois spécialités selon leurs envies : en réalité, tous les trinômes ne sont pas proposés ; un simple calcul permettait de prévoir cela : choisir 3 spécialités de 4h parmi 7 spécialités possibles, cela donne 35 trinômes possibles : impossible à mettre en place dans un emploi du temps !
Pas étonnant que certains lycées aient dû refaire les emplois du temps pendant les vacances de Toussaint…
Pas étonnant que les lycées de nombreux établissements se plaignent d’emplois du temps « à trous », avec de longues journées parsemées de temps libre entre deux cours… Dans le meilleur des cas, ils peuvent aller travailler en étude, quand c’est possible…

– à l’heure actuelle, nous sommes censés préparer nos élèves au grand oral qu’ils passeront l’année prochaine ; ce grand oral, promis par le ministre, doit se préparer en Première et en Terminale : comment les préparer cette année alors que nous ne savons toujours pas de quoi il sera fait exactement ?!
Et cette préparation se fera sur les heures de cours, alors que les programmes sont déjà très chargés !
Enfin, comment préparer les élèves à un oral lorsqu’ils sont 35 (ou plus) par classe ? Jusqu’à présent, les Travaux Personnels Encadrés (TPE) étaient encadrés par plusieurs enseignants, pas un seul !

– d’après ce que nous savons, les épreuves des spécialités de Terminale auront lieu en mars : le programme scolaire doit donc être fini en février ou début mars ? Impossible avec les programmes prévus.

Tant de questions sans réponses… Alors que la réforme est engagée !

Bref, nous passons notre temps à nous adapter aux exigences de nos ministres, souvent dans l’urgence. Tout « tourne », grâce aux gens de terrains et malgré les infos de dernières minutes, mais il faut en plus s’entendre dire que « certains enseignants comprennent mal la réforme », etc. Sidérant.

 

LE SALAIRE

 

Suite à la grève des corrections du Bac en juillet 2019 (rappel : des profs n’ont pas rendu les copies à temps, mais ont quand même corrigé leurs copies, malgré les sanctions financières et institutionnelles, même les menaces ministérielles !), le ministre promettait d’ouvrir des négociations sur les salaires, dès juillet. On attend toujours ! Ah, mais il annonce la création d’un observatoire des rémunérations des professeurs
C’est lui qui nous paye, mais il crée un observatoire pour savoir combien il nous paye ? On se moque de qui ?

Pas la peine de rappeler que, contrairement à ce qu’annonce LCI à une heure de grande écoute, les enseignants ne gagnent pas 3850 euros par mois… Hallucinant.

Par contre, il est utile de rappeler que les professeurs français travaillent plus que la moyenne de l’OCDE (900 heures par an contre 783) et avec des classes plus remplies. Et contrairement à la tendance, le salaire des enseignants français a diminué entre 2000 et 2018 (-6 %) : la faute en grande partie au gel répété du point d’indice des fonctionnaires depuis 2010 : seules l’Angleterre et la Grèce ont vu les salaires de leurs enseignants chuter ces vingt dernières années.

À partir de cette rentrée 2019, il peut être imposé à un professeur une seconde heure supplémentaire dans le second degré, évitant ainsi de créer des postes… M. Blanquer disait alors que cela « contribuera à renforcer le pouvoir d’achat des professeurs » : je dois donc travailler plus pour que mon pouvoir d’achat augmente ? Drôle de conception de l’augmentation du pouvoir d’achat !
Et tout cela est conditionné au fait qu’on me propose de faire des heures supp’… car il n’y en a pas pour tout le monde et cela diffère selon les disciplines et les régions.

De plus, il faut savoir que dans l’enseignement (secondaire) la première heure supp’ est majorée de 20 %, alors que les autres sont payées au taux normal !!! Si c’est ça les heures supp’, merci !
Pour info, pour un prof. certifié, une heure supp’ c’est environ 1 370 € brut/an, contre 1 140 € brut/an pour la deuxième heure supp’. Travailler plus pour gagner moins…
En réalité, la Cour des comptes, dans un rapport sur la gestion des enseignants d’octobre 2017 dont on mesure aujourd’hui la portée, recommandait le doublement des heures supplémentaires pour alléger le budget de l’Éducation Nationale. Ainsi « chaque heure de travail à temps plein d’un enseignant titulaire coûte environ 75 % de plus qu’une heure supplémentaire » : l’économie réalisée par l’imposition d’une heure supplémentaire est de 470 millions d’euros et 26 000 postes. En réalité, à l’opposé de l’idée reçue que les enseignants sont des fainéants, la mesure Blanquer n’aura pas tant d’effet car 73 % des enseignants du second degré effectuent déjà 2 heures supplémentaires… Pour l’augmentation du pouvoir d’achat, on repassera !

 

UN MÉTIER PEU ATTRACTIF

 

Jamais le métier d’enseignant n’a été aussi peu attractif : gel du point d’indice entre 2010 et 2016 puis de nouveau à partir de 2018, et forte réduction du nombre de postes ouverts aux concours enseignants (de 2005 à 2011).
Chaque année, des postes sont même non pourvus : en 2017, 7 149 admis pour 8 500 postes au CAPES.

Ce déficit de titulaires conduit mécaniquement à l’arrivée de nombreux contractuels, non formés et payés une misère.
L’Éducation nationale emploie maintenant environ 30 000 enseignants non titulaires pour occuper les postes vacants ou faire des remplacements. Sous le statut de « contractuels », ils représentent une proportion grandissante des enseignants du second degré (7,5 % de l’ensemble des effectifs) et sont en augmentation dans le premier degré.
Dans le premier degré, 865 postes non pourvus à la rentrée 2019, contre 775 postes en 2018 et 564 en 2017 : une dégradation nette de la situation.
Cette dégradation de l’attractivité du métier est d’autant plus nette que le nombre de postes mis aux concours régresse. En 2017 on comptait 13 287 postes pour ces concours, 12 303 en 2018 et maintenant 11 485. Il y a en pourcentage deux fois plus de postes non pourvus en 2019 (7.5 %) qu’en 2017 (4.2 %), année pourtant record pour le recrutement.
Ce n’est pas mieux dans le second degré. Les résultats d’admission au CAPES externe sont publiés et ils montrent, là aussi, une dégradation rapide : en lettres classiques, seulement 65 reçus pour 145 postes ; en allemand 150 postes pourvus sur 250 proposés ; en maths 972 pour 1200 postes proposés.
Autrement dit, malgré une diminution très importante des postes proposés, le ministère n’arrive plus à les remplir.

Alors pourquoi ce manque d’attractivité ?

1) la rémunération et les conditions de travail qui se détériorent. Pas besoin de détailler.

2) il faut désormais un Master et un concours pour enseigner : l’objectif de la réforme de la « masterisation » était, entre autres, de réduire la dépense publique en ne rémunérant plus la formation initiale.

3) d’année en année, le niveau scolaire baisse et les incohérences sont nombreuses : quasiment plus aucune orientation en collège (tout le monde passe en Seconde, avec des niveaux catastrophiques) ; les réformes successives du collège ont entraîné une baisse du niveau, c’est indéniable.
Au lycée, il est maintenant devenu normal d’avoir un élève de Terminale Scientifique qui ne sait pas simplifier une fraction et ne connaît pas les priorités opératoires. À mettre en parallèle avec le taux d’échec hallucinant en première année de faculté : 58 % en 2016 !
Comment s’étonner d’une baisse du niveau quand les effectifs au lycée augmentent sans arrêt, majoritairement par décisions politiques ?

4) l’autorité est en crise parce qu’elle est individuée et qu’elle n’est plus soutenue par une promesse sociale partagée. Le professeur tenait son autorité de son institution. Aujourd’hui, il ne la tient plus que de lui. […] La promesse scolaire est éventée et le « travaille et tu réussiras » ne fait plus recette.
L’école, qui était une institution, est devenue un service : les échanges y sont régis par les calculs d’intérêts à court terme. Le pacte de confiance entre l’institution scolaire et les parents est rompu. Ces derniers considèrent souvent l’école comme un marché dans lequel ils cherchent le meilleur rapport qualité/prix. (P. Meirieu)
Aujourd’hui le calcul d’intérêts est réduit à « avoir son baccalauréat », alors même que les barèmes sont là pour que plus de 90 % des gens l’obtiennent.

5) les réformes s’enchaînent : nous n’avons même pas le temps de nous faire à un système qu’on nous le change, c’est épuisant et contre-productif !

 

A force de sentir une confiance chancelante (de la part de la hiérarchie, des parents, de la société), combien de professeurs abandonneront et joueront, par dépit, le jeu d’une société malade qui pense pouvoir faire réussir tous ses jeunes dans une seule et même formation – la voie générale – dans les conditions actuelles ?

 

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